
Effet téléphone mobile, on appelle toujours pour savoir où est notre interlocuteur. Il est parfois, souvent, à deux pas car on avait rendez-vous avec lui et il a deux minutes de retard. On l’interpelle et lui, malin et pas si en retard que cela, s’amuse : « Je te vois ! », « Où ? Je ne te vois pas moi ! », « regarde à droite », « mais non ! tu es caché ou quoi ? », « derrière l’arbre… »… On n’a pas le temps de répéter qu’on ne voit rien venir que l’autre nous tape dans le dos en riant, « tu vois, j’étais là ! ». « Ah mais tu m’as fait peur… », etc.
Et si les amis, collègues, parents, que sais-je encore, ne savent pas exactement où ils vont aller et ont donné une heure approximative pour se retrouver dans un lieu public connu pour décider de ce qu’ils feront ensuite, c’est le jack-pot pour les opérateurs téléphoniques. Allez par exemple à la fontaine Saint-Michel à Paris vers 18h et vous verrez une tripotée de personnes le téléphone à l’oreille – ou plus souvent en haut-parleur, imagine le brouhaha car la place n’est pas si grande – et se tordant le cou dans tous les sens comme des hiboux à la recherche de leurs proies. Un vrai film de Buster Keaton.
Je m’égare. Ce n’est pas le propos. Moi je suis loin de mes amis, collègues, famille, etc. J’arpente l’Europe en roulotte, prends des photos et en envoie parfois. Mauvaise idée. On m’appelle avec le sempiternel « où es-tu ? ». Si j’ai envoyé une belle photo, ce qui est toujours le cas n’est-ce pas, on me demande plutôt : « Mais où es-tu ? » avec une pointe d’envie dans la voix – et souvent de l’agacement, type, moi je me caille. Je me caille aussi parfois, comme maintenant, mais je mens. Pas sur le lieu, je ne sais que rarement où je suis, mais sur le contexte. Je fais comme les immigrés qui logent dans un taudis parisien avec un job de merde et qui envoient leur maigre solde à la famille restée au pays en lui affirmant à quel point la vie est belle à Paris et qu’il sera bientôt riche, tellement riche. En réalité, il se morfond mais ne peut pas rentrer, la famille s’est saignée au quatre veines pour lui permettre de réaliser ce rêve que tout le village partage depuis toujours. Car le mythe s’entretient. On ment pour ne pas perdre la face et on pousse ainsi les plus jeunes dans la misère honteuse et le reste de la famille le couteau sous la gorge.
Je m’égare. Je disais que je sais rarement où je me trouve. Mettez-vous ça dans le crâne et cessez de me poser la question. Je suis au bord de la mer ou d’une rivière, dans une jolie ville (faut voir), il faut beau (bien sûr), les gens sont sympas (ça c’est vrai) et tout à l’avenant, bref, tout va bien merci madame, ne vous inquiétez donc pas et donnez-moi plutôt de vos nouvelles. A ce stade, je ne sais plus qui ment.
Et bien non, tout cela est faux, archi-faux. Je ne mens pas (souvent) et on ne me ment pas (j’en suis sûre). Il reste qu’il faut arrêter de me demander où je suis. Sans l’application météo, je serais perdue. Alors faites-vous une raison, j’ai quitté un nid sédentaire pour une vie de nomade. Tout ce que je sais est que je me déplace au gré de la météo. Je fuis les orages, les tempêtes, la canicule, je repère toujours un plan B avant de m’installer quelque part. Ensuite, je calcule que je ne conduirais pas plus d’une heure ou deux si je dois bouger, je vérifie le réseau si besoin, je m’inquiète de l’essence et de la pression des pneus, je tiens compte de l’eau, blanche – se remplit, grise – se vide et noire – se vide aussi mais comme son nom l’indique, c’est plus sale. Et je fais comme je peux avec toutes ces contraintes. Tous les voyageurs vous le diront, le paradis se gagne. Mais ça vaut le coup, je vous le promets. Je suis capable de passer la nuit sous la pluie, et en flippant de ne pas pouvoir prendre la route inondée le lendemain, juste pour profiter du lever de soleil sur la mer déchaînée. Vécu cette nuit. Ce matin, je sors de la couette juste pour allumer moteur et chauffage (oui, je n’ai pas assez de batterie pour que le chauffage fonctionne le matin d’hiver sans le moteur du fourgon – ça c’est le truc de M… depuis le début) et ouvrir les rideaux. Avant d’être frigorifiée, je file à nouveau au lit et j’admire. Le bruit du chauffage et du moteur n’arrivent pas à concurrencer celui des vagues gigantesques qui déferlent et se cassent sur le rocher sur lequel je suis garée. Je suis au spectacle, en haut des gradins, seule.

En face, à droite, à gauche, la mer, les rochers et une maison isolée. Derrière, plein de maisons mais je ne les vois pas. Voyez, je ne prends pas tant de risque, il y a des maisons. Vides. C’est l’hiver et il fait un temps de cochon. Je suis donc seule, vraiment. Quand finalement il faut bien chaud chez moi, je me lève, éteins le moteur, fais le café et m’installe au salon. Une perspective encore plus large derrière le pare-brise en plus des autres fenêtres. Je sirote, médusée. Finalement la raison, ou la peur, me pousse à bouger. Je prends la route. Inondée, ça gicle ! Je pars à temps !
Je suis maintenant dans un troquet où tout le monde crie, on est en Espagne, pleure – les bébés -, où la télé est allumée et la machine à café en marche. Derrière le bar, on jette aussi les bouteilles dans la poubelle la plus loin possible, je ne sais si c’est pour rajouter au bruit ambiant, par paresse ou par jeu. Il pleut toujours. Je quitte amies et Dénia à regret mais en courant !
J’ai dit « comme tous les voyageurs »… Je parle de mes quelques congénères qui ne vont au camping que lorsque l’électricité fout le bazar ou qu’il faut vider ce qu’il faut vider s’il n’y a pas d’autre endroit alentour pour le faire. Ceux qui ont fui la promiscuité et on ne les y reprendra plus. Et bien, nous ne sommes pas nombreux, je n’en rencontre pas beaucoup, pour ne pas dire presque jamais. Ils sont comme les vrais amis dirait Desproges, on les compte sur les doigts de la main de Django Reinhardt. C’est sûrement normal qu’on ne se croise pas puisqu’on aime la solitude. Oui mais. Nous utilisons tous notre application de partage de « spot ». Alors ? Ils doivent faire comme moi, aller un peu plus loin.
Dans tous les cas, ce ne sont pas des champignons (j’en ai déjà parlé), les camping caristes qui restent des mois au camping sauf quand ils viennent m’enquiquiner. Même les babas restent collés les uns aux autres avec un plaisir qui me stupéfait ! D’ailleurs eux aussi ont leurs chiens. Je me dis qu’ils sont babas parce que leur camion semble fait de bric et de broc, qu’ils s’habillent comme des ploucs et qu’ils ont des cheveux longs effilochés. Je n’ai même pas honte de ce que j’écris. Je devrais ? Je devrais ne pas assener de tels clichés ? Parler avec ces gens qui finalement ne sont pas si c… que ça ? Et bien je le fais. Je cause. Et c’est toujours pareil : ils sont gentils mais n’imaginent pas de vivre en liberté et si jamais ils s’éloignent du campement, ils se collent à moi. Font ch… On m’a expliqué pourquoi : l’instinct grégaire et la croyance que si je me suis installée là, c’est que c’est sans danger. Erreur, grave erreur, je ne sais jamais où je suis et c’est risqué. Mais comment me retrouve-t-ils donc ?