Dans “Mais où est Edgar”, mars 1964, Lagunndor
Résumé des épisodes précédents : Lily est née à Paris, a tant de prénoms que même moi je m'y perds, vit maintenant au milieu de nulle part avec sa famille, Bill et Edgar, et ses amis Aborigènes, Pluie d'Ange et Roserouge. Quels drôles de noms n'est-ce pas ? La faute à Bill dit-on ! Et ce dernier d'apprendre l'argot à son fils tandis que Lily admire les étendues vertes et rouges de l'Australie, les couleurs de Noël...
– Hahaha, ici on passe Noël à l’étage pour éviter la noyade !
Il pleut généralement sans discontinuer d’octobre à mars et l’eau monte parfois si haut qu’on doit se déplacer en bateau.
– C’est coton pour aller chercher l’eucalyptus de Noël !
Encore une idée extravagante de Bill pour le plus grand ravissement d’Edgar, simuler le Noël de l’hémisphère nord avec un eucalyptus en guise de sapin et avec du duvet d’Anserelle élégante pour feindre la neige. J’en ai pour trois jours à le ramasser.
– Rouspète pas mon petit cœur, t’en fais des couettes et des oreillers. Et ton môme, il te file un coup de main.
– À propos, sais-tu où il est passé ?
– Non. Mais tu le connais, y va se radiner quand tu l’attendras plus.
– Aventurier comme son père !
– Séduisant comme sa mère ! Quoique qu’avec des yeux un peu bizarres, il m’a foutu la trouille le loupiot quand il est né !
– Les yeux vairons, c’est rare mais ça existe. Un vert comme Natacha et un marron comme moi.
– Et après, ses cheveux se sont mis à pousser de toutes les couleurs… Il a rien de moi en fait…
– Ah si, il les perd déjà. Il risque bien d’être aussi chauve que toi avant d’avoir trente ans.
– Ouais… N’empêche, il est intelligent, devin, artiste… Il a toutes tes qualités en fait !
– Parce qu’il n’est pas cultivé comme tu l’es ? Serein, fort, plein d’humour, juste, patient, amoureux de la vie quoiqu’il arrive, fidèle…
– Ah ? C’est surtout toi… Comme n’en faire qu’à sa tête et raconter des histoires à dormir debout…
– Ah oui ? Et partir en virée pour un rien ? Fréquenter n’importe qui ?
– Faux ! Mon gars choisit et puis il est comme toi, trop naïf !
– Naïve, moi ?
Là, Bill reste pantois. Il se tait. Je sais qu’il à raison. Je baisse les yeux.
Quand je les lève, mon cœur s’arrête.
Je distingue deux silhouettes qui avancent dans la brume. Je sais qui c’est. Je sais qu’ILS sont ici puisque Bill est rentré. Je sais qu’ils viennent puisqu’on s’écrit depuis un mois. Mon estomac se noue, j’ai une boule chaude sous la poitrine et des frissons dans le bas ventre. Mes jambes sont molles. Je m’accroche à mon homme.
– Ah non, tu vas pas te mettre à chigner !
– Je pleure pas Biiiiiilllll ! Je suis heureuse, heureuse, heureuse !!!!
– Chui pas sourd ! Et pis arrête un peu d’enfoncer tes ongles dans ma main…
– Mais enfin, tu ne te rends pas compte !
– Ah ça pour me rendre compte, je me rends compte ! Ça fait vingt-et-une piges que je me doute, un mois qu’on est sûr, trois jours qu’y devaient rappliquer et une heure qu’on poirotte le réveil de… Ouille ! Je t’ai dit de laisser ma pogne tranquille !
– M’en moque.
– Merci !
– Ô pardon, pardon, pardon !
– V’là qu’tu chantes maintenant.
– Ils arrivent !!!!!
– Attention !! Ne cours pas là…
Trop tard. Patatras, je tombe la tête la première dans la boue, j’avais oublié les bûches que Bill a laissées trainer. Je ne vois plus rien, la boue me colle les yeux. Mais j’entends et je respire. J’entends cette voix qui m’a bercée, qui m’a écoutée, qui m’a grondée – rarement – et qui m’a toujours soutenue. Je respire ce parfum que je reconnaitrai entre mille, même après vingt-trois ans et demi de séparation, je sens la douceur délicate de sa peau, je ne me lasse pas de ses baisers…
– Maman !
– Ma poupée, ma chérie !
Je garde ma tête enfouie dans ses bras. Elle me parle doucement à l’oreille comme lorsque j’étais petite et qu’elle voulait me faire rire ou me rassurer. Elle me berce. Je me laisse faire, je ne rêve pas, elle est là, elle me couve, me calme…
Bill nous enveloppe de son tendre regard tout en nous rappelant à l’ordre…
– Bon, c’est pas qu’on s’ennuie mais j’ai un croco à faire cuire et je vois un jeune homme, charmant ma foi, qui aimerait bien voir sa mère, et pas seulement ses cheveux, sa mère donc, qu’il n’a jamais vue, et toi non plus d’ailleurs, ou si peu, même si vous vous connaissez depuis toujours. Est-ce clair ?
Je sais Bill, je sais. C’était il y a vingt-deux ans… Maman ouvre les bras et moi les yeux. Je sursaute, je crois rêver. Giovanni !
– Je l’ai pas connu çui-là mais si Jean ressemble à son père, c’est que t’as aimé un sacré beau gosse. Bon, pas autant que moi mais faut reconnaître… Un peu plantureux, des yeux couleur charbon…
Jean ! Mon enfant abandonné de force… J’avais dix-neuf ans… Le Caire… La trahison de Sir Oliver… La guerre… Le bombardement… Le terrible mensonge… Le désespoir… Et ici, maintenant, on se boit des yeux, on s’approche, il me prend la main, je caresse son visage, il se laisse faire, me sourit, je pleure. Lui aussi je crois car je sens des larmes couler dans mon cou quand on s’embrasse, on se serre, fort. Mon tout petit que j’ai tenu dans mes bras, un minute seulement, il y a vingt-deux ans.
Je n’en reviens toujours pas. Bill face à nous…
– C’est pas comme si tu savais pas. Vous vous écrivez tous les jours depuis qu’Edgar…
Je sais.
– Et je sais ce que tu vas dire : « Oui, mais c’est pas pareil »…
C’est vrai.
… Depuis qu’Edgar a douté, a cherché, a trouvé. Ses grands-parents, son frère. Depuis que Sir Oliver a avoué puis fui après avoir ajouté : « C’était à moi de réfléchir ». Paroles énigmatiques qu’a commentées Edgar, encore plus mystérieux : « Je doute encore ». Un mois. Un mois que j’anticipe la venue de Jean et de Natacha, un mois interminable où Bill m’a soutenue avec toute la bonté et la patience dont il fait toujours preuve avec moi… Et aujourd’hui, commence ma cinquième vie…
– Cinq vies ! Et pis quoi encore ? Tu te prends pour un chat… En même temps, c’est pas faux si on compte bien… Hep, attention ma Lisette, si tu veux qu’ils vivent ceux de ta cinquième vie, faut que t’arrêtes de les étouffer !
Nous sommes trois à éclater de rire. J’empêche Natacha et Jean de respirer tellement je les serre sur mon cœur. Maman ! Elle ferme un instant ses magnifiques yeux verts qui me font voyager vers l’enfance, l’insouciance de ma première vie. Sourire de mon fils, le fruit de notre amour interdit avec Giovanni, la passion naïve de ma seconde vie. Mon enfant arraché à mon sein, dans ce sinistre couvent où mon père m’avait placée, et l’annonce de la mort de tous mes êtres chers, mon atroce troisième vie…
– Et tu viens de présenter ta quatrième vie avec Edgar et moi, c’est ça ? C’est quand même un peu confus… Allez ma Lisette, cesse d’être amphigourique, on comprend rien. Parle-nous-en de tes trois vies d’avant.
… Et les souvenirs affluent…
Ah, enfin un peu d’émotion ! Tu te laches, ma cocotte
Alors ma canette, on pleure ?