Dans “Mais où est Edgar”, mars 1964, Lagunndor
Résumé du prologue et des épisodes un et deux : Après s'être présentée (sa vie n'est pas simple...), Lily nous invite dans son paradis du nord australien, Lagunndor. Elle s'inquiète pour Bill, son mari qui lit dans les pensées, parce qu'il risque sa vie à chasser le crocodile. Avec son amie aborigène Roserouge, elles se disputent à propos des usages des noms et des nombres, elles s'amusent aussi follement...

Nos sourcils se lèvent, nos yeux louchent dans le vague, nos lèvres du haut laissent entrevoir nos dents de devant, nous haussons les épaules et nous pouffons comme des oies. Bill nous espionne du coin de l’œil, il a horreur que l’on plaisante avec la structure d’organisation familiale de nos voisins.
Son agacement nous rend encore plus sottes au point de nous mettre à comparer nos apparences physiques, sûre de le mettre vraiment en rogne.
– Tu es belle ma Roserouge avec tes cheveux lisses et non crépus comme les diables qui m’ont effrayée quand je suis arrivée. Tu as le nez fin aussi et non en forme de patate…
– Tu exagères de généraliser, tu vois bien à quel point on est différents les uns des autres. Empâtés ou sveltes, noirs ou juste un peu foncés, cheveux lisses ou bouclés, nez plat ou fin. C’est vrai, on a presque tous le front proéminent, il faut protéger nos yeux du soleil. Tu verras, dans quelques siècles, vous serez pareils et vous éviterez ainsi vos épouvantables rides entres les sourcils.
– Mais c’est très vilain !
– Chochote va ! Et vous, vous êtes tout pâlichons, fadasses dirait ton homme ! Ce n’est pas très séduisant… Enfin, si je me réfère aux photos que tu as rapportées car Bill et toi, vous n’êtes pas trop mal…
Je sens Bill bouillir derrière nous.
– Dites donc les frangines, à part vous congratulassionnez, vous pouvez pas battre le rappel des autres commères, on manque d’ignames pour se taper le chou avec le croco.
– Tu as oublié ? C’est le temps des grands déplacements, elles sont parties en walkabout avec les autres gardiens des Rêves.
– Toujours en vadrouille ces libellules !
Si j’ai légèrement tourné la tête vers Bill, Roserouge fait comme si de rien n’était et continue à me fixer.
– Toi aussi tu es belle malgré ta ridicule minceur, tes acrobaties stupides et tes cheveux blonds-blancs-roux-chatains…
Bill insiste : « Faut qu’elles se grouillent de rentrer, y’a la tambouille, on a du monde ce soir ». Il fait exprès. Comme s’il ne savait pas l’importance de marcher pour faire vivre cette terre à laquelle nous appartenons…
– Philosophe maintenant ma toute belle ?
– Pas autant que toi, je n’écris pas moi.
Bill est anthropologue, il est venu en Australie pour étudier et il est resté collé au terrain, son expression favorite.
– C’est pour la science ma chérie, on dit que la science est cumulative mais les vieux résultats ont parfois besoin d’un bon coup de pied au cul, mince alors ! Mate un peu ce que dit Durkheim sur les Aborigènes…
– Fondateur de la sociologue française quand même !
– Oui bon… Il a jamais fourré les pieds en Australie et il raconte un paquet d’âneries ! « Formes élémentaires de la vie religieuse », ça te fait pas hurler ça ? Toi qui vis avec les grands Poètes, toi qui sais à quel point leur respect de la loi du Rêve avec un grand R est complexe, toi qui a appris à cheminer pour faire vivre et revivre les trésors de la terre. Si religion il y a, elle est increvable ! Le virtuel…
– Oui je sais, le virtuel en devenir, le rapport spirituel à la nature, les pistes reliées entre elles comme un plat de spaghetti et tout et tout…
Il ressasse mon beau chercheur même si je comprends sa critique. Nos yeux occidentaux ne peuvent pas voir ce que de toute façon nos amis nous cachent…
– Ah tu vois que c’est sioux ! Même nous avec nos noms de peau, on est largués !
Silence. J’en profite pour changer de sujet.
– Bill ?
– Oui Lisette ?
– Tu ne voudrais pas faire un effort ?
– ?
– Tu le sais bien !
– ?
– Parler correctement !
– ?
– Utiliser un français châtié comme celui que tu utilises pour écrire tes articles.
– Tu t’ennuierais malheureuse !
– Et donc tu me fais enrager en utilisant le vocabulaire que tu as appris dans les gargotes parisiennes !
– Faut dire t’es tordante. Tu râles dès que je commence à causer parigot comme…
– … Tes collègues que tu appelles quand tu vas trainer au bar pendant que je me fais un sang d’encre !
– Te fâche pas, ils prennent juste leur temps pour me raconter tous les films qu’ils voient à Paris. Faut bien aussi qu’on débatte des bouquins qu’on potasse.
– Deux jours de discussion ? Tout ce que tu gagnes en racontant des histoires au comptoir passe dans le téléphone !
– Je rentabilise le trajet. Quarante bornes de tôle ondulée, faut les tailler et pas être pressé. Parfois, je me demande si j’irais pas plus vite à pieds… Devrais y rester plus longtemps finalement.
J’abandonne…
– Tu crois pas ma mignonne ?
– Vous savez ce que j’en pense mon ami. Et puis cesse de m’appeler de tous ces surnoms, surtout mignonne, je déteste !
– « Mon ami » ! Tu crois pas que tu m’escagaces à jargonner l’aristo !
Je lève les yeux au ciel et secoue la tête, Bill m’imite et nous avons du mal à garder notre sérieux. Comme souvent, on se moque des simagrées du milieu que je fréquentais à Paris. J’ai tout de même éduqué mon fils comme s’il devait se fondre un jour dans cette société pleine de principes. Edgar, ma source de bonheur depuis vingt ans…
– Il est pas qu’à toi le mouflet !
Vingt ans que je laisse Bill lui apprendre toutes les langues les plus inutiles qu’il soit…
– Que tu dis ! Et quand il ira trainer ses guêtres à Paris, il a intérêt à causer quoi ton fiston, hein ? Et dans cent piges tout le monde bavassera comme nos poteaux, tu sais bien !
– Ça laisse le temps de voir venir…
– On n’est jamais trop prévoyant…
D’habitude, quand on part sur ce genre de discussion ou lorsqu’il enseigne l’argot parisien et le cockney londonien à Edgar, je fuis. Je grimpe sur la colline admirer l’étendue des arbres verts sur la terre rouge. Les couleurs que maman choisissait pour les décorations de Noël…