L1-C1 “Lily” (E2)

Dans “Mais où est Edgar ?”, mars 1964, Lagunndor

Résumé (lire le début) : Lily est née à Paris, elle s’appelle aussi Lizalys, Lisa, Alys, Aliochka, Lisette et Blanche rêveuse selon ses interlocuteurs. Sa vie n'est pas simple... Elle habite à Lagunndor dans le nord de l’Australie, admire la faune, sauf les serpents mortels, et joue avec les kangourous. Bill, son mari, se moque des morsures de moustiques pires que les araignées, les méduses et les crocodiles… 

 Et oui, car même si la morsure de la veuve noire peut tuer les personnes fragiles, il faut être particulièrement distrait ou trop pressé pour risquer de se faire piquer. Cette jolie petite araignée noire avec sa tâche rouge sur le dos tisse une soie collante, très vite sale et facile à repérer. Comme elle est farouche et a ses habitudes, elle partage notre véranda sans nous déranger. Si jamais elle s’installe un peu trop près de mon divan, je détruis sa toile et elle s’éloigne. Sa réputation sulfureuse n’est absolument pas méritée.
– N’empêche qu’au début…

– Oui bon…
– Mais encore…
Les méduse boite… Si on frôle une de ses tentacules aux milliers de dards venimeux, on peut y rester. Ces belles guêpes marines dévalent de la mangrove vers la mer dès les premiers orages et personne ne prendrait alors le risque de mettre un pied dans l’eau. Même après la saison des pluies, nous n’allons nous baigner qu’avec nos litres de vinaigre…
– On n’y va pas non plus tous les jours, c’est pas la porte à côté !
Une petite journée de marche vers ce site sacré de nos amis qui nous laissent les accompagner en chantant. Nous y retrouvons d’autres tribus pour partager couplets, danses, peintures. Et quelle joie de nous baigner alors que la chaleur est insoutenable ! Quel plaisir de faire griller et déguster sur la plage un gigantesque barramundi pêché par cette équipe de promeneurs infatigables !
– Restent les crocos d’eau salée, ça rafolle de la chair fraîche ! Et avant de te boulotter tout cru, ces grosses bêtes t’attrapent la patte pour t’embarquer dans leur garde-manger, au fond de la vase.
– Enfin Bill, on est toujours prudent, on ne craint rien… À part toi, hélas… Qui d’autre ose défier ces monstres qui remontent les fleuves ?
– Hey, je suis pas cintré non plus ! Moi aussi, je fais gaffe ma Lisette ! Faut pas croire ! Et subséquemment, je suis pas seul à avoir l’insigne joie de trucider l’animal. Tiens, d’ailleurs…
– Vous ne pouvez pas plutôt aller pêcher ?
– Bof, moins drôle… Panique pas…
– Je sais, tu connais la brousse comme ta poche…
Et j’aimerais bien qu’il se rachète des chaussures. Les siennes sont comme son visage, toute ridées. Rien à faire, c’est toujours la même chanson.
– Bill, je t’en prie, change de chaussures, elles sont trouées !
– Déjà que j’en mets ! Tout le monde est pieds nus ici.
– Eux ce n’est pas pareil, ils sont immortels.
– Ah ouais ? C’est pour ça que t’as soigné le gamin qui s’est ouvert le pied ? Tu voulais peut-être ne pas le laisser ne pas mourir tout seul ?
Il m’énerve, il m’énerve… Quant à la chasse aux crocodiles, j’ai beau hurler, il n’entend rien.
– Bah, tu les repères tout de suite à la tombée de la nuit, ils dorment au bord de l’eau la gueule ouverte. Cette fois on en a cueilli un gros, y’en a pour tout le monde !
– Cinq mètres et 800 kilos. On va encore en manger pendant une éternité…
– Avec nos potes, ça risque pas. Vont dévorer tout ça en moins de deux !

Bill, toujours optimiste. Mon pilier, mon superbe aventurier, même si vingt ans de bière le rend un peu moins vaillant…
– C’est pas deux-trois salvas qui vont me dessaler, je tiens debout !
– Comme si rien ne pouvait t’affaiblir.
– Rien, déjà c’est pas mal.
Comment dire ? Je l’aime.
– T’as mis un bout de temps, bibiche ! Moi j’ai eu le béguin tout de suite mais t’as quand même eu la chance d’être la seule dans le coin…
Sujet de mother England, il est le seul blanc avec moi et notre fils à des centaines de kilomètres à la ronde. Mais je ne suis pas l’unique femme.
– Et tes amies alors ?
– Ce sont mes complices de chasse, mes aminches lubras.
Il est bien le seul à faire rire nos voisins en traitant les femmes comme s’il était un grossier raciste et en les emmenant chasser. Nos amis lui passent tout depuis qu’il a appris leur langue en moins d’un an. Pluie d’Ange le Magnifique, son meilleur ami, peste avec amour en parlant de son frère de peau, « ce saligot qui m’a affublé d’un blaze pareil, je te jure ». Bill parle goontloo et Pluie d’Ange parle argot, ils font la paire. Ils sont aussi grands l’un que l’autre, l’un plein de tâche de rousseur et chauve, l’autre noir de jais aux cheveux blancs flamboyants. Ils sont aussi tolérants sous leurs airs bourrus, aussi gamins quand ils ne font pas de grands discours et ils finissent toujours par rire en affirmant que « tout ça c’est des conneries ! ». Ils se complimentent l’un l’autre pour des qualités qu’ils n’ont ni l’un ni l’autre, sagesse et modestie. Ils s’admirent depuis leur première rencontre, à chacun de me la raconter à l’envie.
Pluie d’Ange : « Il criait tout seul – Bandes de bons à rien, n’êtes que des gogos à fouiller les sites sacrés pour en sortir de l’uranium ou de l’aluminium ! -. En même temps, on voyait bien qu’il cherchait de l’eau mais il creusait n’importe où. On a eu pitié et on s’est approchés, lentement, croyant être invisibles, ce qui est toujours le cas… D’habitude. Ton Bill, lui, il s’est retourné juste avant qu’on ne puisse le toucher. On n’a même pas eu le temps de nous étonner qu’il nous apostrophait – Ah ben c’est pas trop tôt, j’ai failli crever de soif ! -. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui sente arriver un noir quel que soit le sens du vent. Et jamais non plus quelqu’un qui se déplace en toute discrétion. Il serait presque meilleur que nous ! ».
Bill : « J’avais bien vu une bande de zigotos avec leurs quilles maigres comme des clous qui trainaient par là. Je connaissais pas trop ce bout de terrain et j’avais la gorge plus sèche que le désert ! Alors j’ai gueulé pour qu’ils s’intéressent à moi, n’importe quoi, pourquoi pas contre les envahisseurs. Je les ai vu rappliquer dans mon dos – tu sais ma Lisette, tu dis toujours que les mères ont les yeux derrière la tête mais pour nous, les Abos, c’est pareil… Je suis pas Abo ? Ah ! Bon, c’est pareil -. Quand ils ont compris que je les battais à ce jeu de cache-cache, Pluie d’Ange a été grand seigneur : il s’est incliné jusque terre et m’a filé un croc-en-jambe digne de ce nom. Je me suis étalé à ses pieds. Quel homme ! »
Bill se moque de Pluie d’Ange qui a mis plus longtemps que lui à apprendre MON français qui compense SES calembredaines : « Tu dois être dur de la feuille, mec ! Moi je causais déjà ta langue depuis un bon mois ». Pluie d’Ange se gausse de son vaniteux camarade de jeu : « Vous rabâchez mon cher ! Toi qui qui ne connais toujours pas nos chants sur le bout des doigts ! ».

Quoiqu’il en soit, les Aborigènes ne comptent pas.
Roserouge, la fille de Pluie d’Ange, écoute mes pensées, approximativement semble-t-il :
– « Les Aborigènes ne savent pas compter » ! Tu nous prends pour des demeurés ou quoi ?
– Je n’ai pas dit que vous ne saviez pas compter, j’ai dit que vous ne le faisiez pas.
– …
– Tu voudrais m’affirmer le contraire ? Au-delà de deux, je ne vous ai jamais entendu dire autre chose que plusieurs ou beaucoup quand vous ne nommez pas la ribambelle de choses dont on parle.
– Et alors ? Et toi, tu sais nommer tous les animaux, les plantes, les ancêtres, ta famille ?
– Je n’habite pas ici comme vous depuis l’éternité. Je ne nomme que ce que tu as bien voulu m’apprendre, Roserouge.
– Même pas ! Tu n’arrives toujours pas à retenir nos vrais noms !
– Je retiens tu le sais bien. Je ne sais pas prononcer c’est tout. Vous avez des noms qui n’en finissent pas, vous en changez tout le temps. Vous combinez plusieurs rêves et la parenté sous toutes ses formes…
– Tu fais l’andouille ou tu le fais exprès ?

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